mardi 27 octobre 2009

Michel Henry

Plus je lis les livres de Michel Henry et plus je comprends pourquoi je dois me trouver d'accord avec lui. Mais comme mon processus en est un d'absorption lente, je vais, procédant par citations parfois longues, en faire profiter l'éventuel lecteur qui ainsi sera en mesure de se faire sa propre idée. Ma conclusion provisoire est que je crois avoir trouvé, avec le grand philosophe français qui nous a quitté en 2002 la position philosophique qui me permet enfin de dépasser Heidegger et de le situer à sa juste place dans l'histoire de la pensée.

Le livre publié en 1996 au titre provocateur Je suis la vérité me sert d'amorce pour publier mes cartouches. Le sous-titre en est bien "Pour une philosophie du christianisme" et il faut d'abord accepter de jouer le jeu, c'est-à-dire passer outre au jugement historial de dire qu'il était en soi impropre de parler d'une philosophie chrétienne. Dans les milieux philosophiques sérieux, soit universitaires, cette locution a aussi bonne presse que celle de quadrature du cercle. Oui, le cercle carré fait les gorges chaudes dans toutes les facultés.

Mais je regarde ce passage sur Heidegger et je me dis, c'est de loin que nous avons manqué le bateau.

Si l'on considère la somme des carences de la pensée occidentale relatives à la question de la vie, on peut en trouver un exemple significatif au terme de l'histoire de cette pensée dans la philosophie de Heidegger. Et cela non par hasard s'il est vrai que, en dépit de sa critique réitérée de l'histoire de la métaphysique occidentale et de son effort pour y mettre fin, la phénoménologie heideggerienne n'a fait que reconnaître, penser pour elles-mêmes et porter à l'absolu les présuppositions phénoménologiques qui conduisent ou, pour mieux dire, qui égarent cette pensée depuis ses origines. En dévoilant inexorablement et de façon géniale les implications du concept grec du phénomène, ces présuppositions conduisent à la vérité du monde saisie dans sa pureté. Que cette phénoménologie ne soit pas celle des choses mais plutôt celle du néant, non celle de ce qui se montre mais plutôt de l'"inapparent", voilà qui, loin de nous détourner du monde et de son "éclaircie", ne se soucie de rien d'autre que de l'événement originel en lequel cette éclaircie se produit.


Michel Henry reconnaît la valeur du travail énorme de Heidegger qui a su désocculter la source de la pensée occidentale en ce qui a trait au monde de la vérité.

En ce qui concerne la question de la vie, les conséquences immédiates de ces présuppositions sont accablantes. Le première est de ne rien savoir d'un mode de révélation autre que celui en lequel advient l'éclaircie du monde. La vie n'a pas d'existence phénoménologique si nous entendons par celle-ci un mode spécifique de phénoménalisation de la phénoménalité pure. L'inexistence phénoménologique de la vie en ce sens radical reconduit à la substitution ci-dessus dénoncée et qui a été reconnue comme l'un des traits les plus constants de la pensée occidentale : la substitution à la vie du vivant dénommé l'étant vivant. Assurément cet étant présente des caractères différents de ceux d'un étant quelconque, il a un sens d'être particulier. Comme tout étant cependant, il tient son être que de sa qualité de phénomène. Comment se montre à nous l'étant vivant, comment y avons-nous accès et, de cette façon, comment avons-nous accès à la vie qui ne se montre à nous que sous la forme de cet étant, c'est la question que pose et à laquelle répond Sein und Zeit : "La vie est un genre d'être particulier mais par essence elle n'est accessible que dans le Dasein." (p. 50)
Étant donné que le Dasein qui veut définir l'essence de l'homme est essentiellement ouverture au monde, être-au-monde, In-der-Welt-sein, il s'ensuit que la vie n'est accessible que dans la vérité du monde. La vie n'est pas la vérité. Elle n'est pas, en elle-même et par elle-même, pouvoir ou mode de phénoménalisation. La vie n'est pas ce qui donne accès à, ce qui fraye un chemin -- ce qui montre, ce qui rend manifeste, ce qui révèle. La vie n'est pas le chemin qu'il faut suivre si l'on veut parvenir à ce qui fait l'être-essentiel de l'homme, sa réalité véritable. La vie n'est pas non plus le chemin qu'il faut suivre si l'on veut parvenir jusqu'à elle. Ce n'est pas la vie qui donne accès à elle-même. C'est parce qu'elle n'est pas un pouvoir de révélation qu'elle n'est pas non plus ce qui donne accès à elle-même, ce qui se révèle -- qu'elle n'est pas auto-révélation. Si le vivant parvient à la vie, s'il entre dans la condition de vivant, ce n'est pas grâce à la vie. C'est seulement parce qu'il est ouvert au monde, en relation avec la vérité du monde et défini par cette relation que l'homme se rapporte à lui-même. Mais c'est pour la même raison qu'il se rapporte à la vie. Si ce n'est pas en tant que vivant que l'homme a accès à la vie, ce n'est pas non plus en tant que vivant qu'il sait ce qu'est la vie. C'est uniquement dans la mesure où il est ouvert au monde qu'il se rapporte et peut se rapporter à des étants vivants -- à la vie. Cette somme d'aporie n'est pas propre à la pensée de Heidegger ; elle résulte de la présupposition phénoménologique selon laquelle se monter veut dire se montre en un monde, dans la vérité ek-statique de son "au-dehors".
C'est parce que la vérité est réduite à celle du monde, à son horizon de visibilité que, dépouillée de la vérité du pouvoir de révéler, la vie se trouve elle-même réduite à quelque chose qui se monte dans la vérité du monde, dans l'éclaircie de son "au-dehors" -- à un étant. La confusion ruineuse de la Vie avec un étant vivant, résulte directement de la carence phénoménologique de la pensée occidentale, de son impuissance permanente à penser la Vie comme vérité et, qui plus est, comme l'essence originelle de cell-ci. Ce qui est vrai des organismes vivants em tamt qiÉpbjectivités empiriques apparaissant dans le monde selon le mode d'apparaître propre à ce dernier, est attibué sans autre forme de procès à la vie elle-même. Son auto-révélation intérieure dans la Vie une fois éliminée, la manifestation du vivant n'est plus rien d'autre en effet que son apparition extérieure sous forme d'étant ou d'organisme vivant doué de ce "genre d'être" particulier qu'est devenue la vie réduite à des propriétés empirique de cet étant et définie à partir d'elles.
Or une telle réduction, de semblable en apparence à la réduction galiléenne et n'ouvrant comme celle-ci qu'à des phénomènes mondains, en diffère totalement. La réduction galiléenne n'a dans son principe qu'une signification méthodologique : elle laisse hors de son champ d'intérêt la question phénoménologique décisive de savoir s'il existe un mode de révélation autre que celui où se donnent à nous les phénomènes du monde. C'est à la négation radicale d'un tel monde de révélation que procède la pensée heideggerienne. Si un tel mode de révélation, en tant qu'auto-révélation étrangère à l'"au-dehors" du monde, est constitutif de l'essence de la vie, alors sa négation ne signifie rien de moins que l'impossibilité de toute forme de vie, et ainsi son meurtre non pas accidentel mais principiel.
C'est donc l'affirmation que la vie est du moins "un genre d'être particulier" qui fait problème. Significatif est l'embarras de Heidegger est le fait que son approche de la vie est contrainte de suivre des voies différentes.Dans la mesure où notre accès à la vie relève du Dasein et se fait dans le monde, la problématique philosophique de la vie ressemble plus qu'elle ne le voudrait à la démarche scientifique. Ce sont bel et bien des organismes vivants considérés de l'extérieur, les processus objectifs dont ils sont le siège qui fournissent à l'analyse sa matière, qui lui imposent sa méthode. Tout comme le biologiste, le philosophe chisit alors les organismes les plus simples, des animaux protoplasmiques univellulaires, puor esquisser par exemple une thjéorie de l'organe dont la visée n'est pas si différente de celle de la science. Bien plus, c'est à la science, à la biologie de son temps que Heidegger emprunte alors les connaissances à partir desquelles il s'efforce de construire sonn interprétation de la vie. Qu'une telle interprétation dispose, en ce qu concerne certains problèmes, de concepts plus élaborés empruntés à l'analytique du Dasein, elle n'échappe pas pour autant à l'aporie sous laquelle tombe la science elle-même : n'est-il pas paradoxal pour qui veut savoir ce qu'est la vie d'aller le demander aux infusoires, dans le meilleur des cas aux abeilles ? Comme si nous n'avions avec la vie que ce rapport tout à fait extérieur et fragile avec des êtres dont nous ne savons rien -- ou si peu de choses ! Comme si nous n'étions nous-mêmes des vivants !