dimanche 28 février 2010

Pourquoi créer ? (suite)

Rappelons la question qui nous guide: Pourquoi créer? À cela, je réponds: pour faire corps avec ce qui est et pour éprouver une joie inexplicable dans cet acte même de faire corps. Il faut comprendre que "ce qui est" n'est pas figé, tout fait, mais en train de se faire, en processus incessant de métamorphose. C'est pur faire corps avec un tel processus que l'homme et la femme créent. Ils participent alors d'une puissance infiniment plus grande qu'eux, puissance de créer ne faisant qu'un avec la nature ou la réalité. Pourquoi une telle puissance est-elle? Pour reprendre la grande question métaphysique: "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?" En vérité, y a-t-il une autre réponse à cette question que celle fournie par les enfants lorsqu'on les pousse dans leurs derniers retranchements? Pourquoi? Parce que! Parce qu'il n'y a pas de réponse à une telle question, parce que celui qui tente d'y répondre ne se trouve pas au-sessus de la mêlée, parce que la question même émane de cette puissance de création et de métamorphose, l'acte de créer participant au mystère ou au caractère inexplicable de ce qui est. Peut-être est-ce le caractère inexplicable, gratuit de la création que pointe du doigt l'image anthropomorphique d'un Dieu créateur. Celui-ci n'a pas besoin de créer. Il n'y a aucune nécessité à la création, aucune raison, aucune cause. Elle a lieu avec la même gratuité, le même luxe qu'il y a l'univers, les galaxies, les étoiles, le soleil, la terre et tant de formes de vie. Tout ce qui apparaît gratuit, sans raison, tel un luxe, dans la création humaine s'inscrit dans la caractère gratuit, luxueux de cet il y a. Nous sommes souvent obnubilés par des questions du type: À quoi ça sert? À quoi ça sert, l'univers? À quoi ça sert,la vie? À quoi ça sert, l'être humain? N'y a-t-il pas quelque chose de gratuit dans tout ce qui est grand? Paradoxalemet, n'est-ce pas quand parce que la création participe à la gratuité de l'il y a qu'elle est si nécessaire, voire essentielle? N'est-ce pas parce qu'il y a cette gratuité dans la création qu'elle produit en nous cette joie inexplicable? Nous pourrions ne pas créer, ou nous pourrions créer sans le savoir, malgré nous pour ainsi dire, portés par la création universelle, mais le fait de nous inscrire corps et esprit dans le processus nous fait communier avec l'univers, avec la terre et avec l'humanité, nous faisant ainsi ressentir une joie gratuite et sans raison.


Cette longue citation tirée du livre de Pierre Bertrand, Pourquoi créer?, Éditions Liber, Montréal, 2009, pp. 67 à 70.

samedi 27 février 2010

Sur la création

Je m'en veux d'avoir longtemps négligé ce blog. J'étais occupé ailleurs. Maintenant je veux ici recopier des pages qui m'apparaissent éclairantes sur l'expérience existentielle de la création, comme désir et comme pratique, comme extase, enfin. Elles sont de Pierre Bertrand, professeur de philosophie au cegep Édouard-Montpetit à Longueuil, un ancien collègue qui enseigne depuis longtemps en cet endroit où j'avais fait mes études entre 1972 et 1974.

Déjà nietzschéen alors que j'étais encore marxiste, nous n'étions pas d'accord mais je dois reconnaître que cet écrivain et penseur a continué de progresser vers quelques questions essentielles. J'ai l'intention de traduire ces pages pour les rendre accessibles à des amis Chinois. Qui en ont bien besoin parce que la création n'est pas leur fort. Il faudra pourtant qu'ils s'y mettent !

POURQUOI CRÉER ?

L'acte de créer consiste à transformer ce qui est. Pourquoi chercher à modifier ou à transformer ce qui est? Parce que ce qui est laisse à désirer, plonge l'être humain dans une impasse, l'obligeant à dépasser la réalité, par conséquent à se dépasser lui-même. Pourquoi la confusion, la souffrance, le négatif, le chaos serviraient-il de matériau nécessaire à partir duquel peut s'enclencher l'acte de création? Simplement parce qu'ils font partie intégrante de la réalité et que rien ne peut se faire sans elle. En effet, la réalité contient toute la puissance ou toute l'énergie nécessaire à l'acte de créer. Cet acte ne consiste pas seulement à produire une oeuvre extérieure, qui pourra éventuellement être perçue et appréciée par d'autres, mais plus fondamentalement à se créer soi-même. L'acte de créer consistant à produire du nouveau, il implique nécessairement un dépassement de ce qui est et de ce que nous sommes. Le matériau brut, chaotique n'est pas seulement à l'extérieur de nous, dans la réalité ambiante, il se trouve également en nous, dans nos impasses intérieures, dans nos questions sans réponse, dans nos difficultés existentielles. S'il s'agit de transformer le chaos en cosmos, c'est aussi de notre propre chaos qu'il est question, chaos intérieur affectant nos relations aux autres, aux objets et au monde. L'acte de créer implique de nous dépasser nous-mêmes afin de faire advenir quelque chose de nouveau, mais nous ne pouvons nous dépasser qu'en partant de ce que nous sommes. Il faut nous empoigner la réalité telle qu'ele est, ce qui se passe autour de nous, ce qui nous traverse, ce qui nous constitue. Tel est le matériau de départ, tel est l'ennemi intime qu'il nous faut saisir à bras-le-corps afin de transformer son énergie destructrice en énergie créatrice. Le créateur s'enfonce dans ce qui est, loin de le fuir. C'est à partir de tout ce qui le sollicite, le provoque, le met au défi et à l'épreuve qu'il crée. Contrairement à ce que nous pourrions penser, ce n'est pas à partir de bonnes conditions, encore moins de conditions idéales, que l'on crée, mais plutôt en dépit de mauvaises conditions, envers et contre les obstacles et empêchements. Très souvent, nous faisons face à cette situation : nous voudrions créer, mais nous estimons que les conditions sont défavorables, qu'elles nous en empêchent. Mais si créer consiste à transformer le négatif en positif, n'est-ce pas dans les conditions négatives que l'acte de créer doit s'enclencher? N'est-ce pas justement de des conditions que cet acte tire son énergie? Si elles sont excellentes, pourquoi créer?
En réalité, jamais nous ne nous trouvons dans de telles conditions. Celles-ci laissent toujours à désirer. Et c'est précisément pour cela qu'eles sont propices à l'acte de créer. Puisque cet acte consiste à faire du positif avec du négatif, un cosmos avec le chaos, à créer de la joie à partir de la souffrance, à produire une ligne de libération au sein du piège ou de l'impasse, ce sera en dépit des circonstances et non à cause d'elles que l'acte de créer se produira. C'est quelque chose qu'il nous faut comprendre et presque toucher du doigt. Car nous sommes tous dans cette position d'attente: attendre que les conditions changent, que le miracle se produise, que les choses viennent à nous, que nous ayons au préalable réglé tel ou tel problème constitutif de nos vies. Or, c'est en plein milieu, sans crier gare, que la création s'effectue. Il n'y a pas de commencement à celle-ci, elle a toujours déjà commencé, comme la création de notre être a commencé sans nous, par le désir de nos parents, qu'elle s'est faite en partie pour ainsi dire en notre absence et que nous n'en sommes devenus conscients qu'en cours de route, au milieu du parcours. C'est au milieu de quelque chose qui n'est pas elle, qui même l'empêche et la nie, que la cération s'enclenche. Elle a toujours déjà commencé, ne fût-ce que comme création continuelle d'imprévisible nouveauté en quoi consiste la nature. Oui, la nature est déjà en train de créer, elle a toujours été en train de créer, créant l'homme même, et c'est en participant à cette nature ou à cette réalité que l'homme crée à son tour. Nous touchons ici du doigt l'un des plus puissants motifs de créer: faire corps avec la réalité.
En créant, l'homme se met au diapason de la réalité ou de la nature, cette dernière n'étant rien d'autre qu'un processus de création sans commencement ni fin. Pour créer, l'homme doit faire corps avec le matériau de départ, s'ouvrir à lui, ne faire qu'un avec lui. Tout commence par une étreinte, une empoignade, une prise à bras-le-corps. Le processus de créer, lui, est la continuation d'une telle étreinte ou d'une telle sensation de faire corps. L'oeuvre, au moment où s'effectue la création, n'est pas séparable de celui qui la crée. Les deux en réalités ne font qu'un. Pour nous éclairer, pensons à l'acte singulier de création qu'est la procréation. Toute la joie de la future mère ne consiste-t-elle pas à ne faire qu'un avec l'enfant qu'elle porte? Celui-ci fait partie d'elle-même, de son corps. Quelque chose se produit par-delà la procréatrice. C'est en cela que consiste la joie qui accompagne tout acte de création, ce sentiment de faire corps, de participer à un processus qui nous contient, bien plus que nous ne le maîtrisons, un processus dont nous faisons tous partie. Ici encore, il y a quelque chose à apprendre de l'acte de créer: si nous créons par-delà nous-même, quelque chose de plus grand que nous doit se passer. L'acte de créer ne peut pas simplement nous refléter, il doit puiser au contraire dans des sources secrètes, qui ne sont pas seulement les nôtres, qui traversent également les autres, le monde, la réalité ou la nature.