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lundi 29 juin 2009

Sloterdijk et Heidegger

Habituellement Sloterdijk est assez clair dans son appréciation du travail de Heidegger, dont il est un des meilleurs connaisseurs. Il départage, au fil de ses écrits, les idées qui l'inspirent encore de celles qu'il critique et dépasse. Il est assez net aussi sur les aspects de l'œuvre de Heidegger qu'il rejette et condamne sans ménagements.

Si Sloterdijk est un "disciple de Heidegger", comme le mentionnait M. Jean-Marc Lemelin dans un message au billet "Difficile collaboration..." (cf. ci-dessous) alors il faudrait constater encore une fois que le disciple a dépassé le maître.

L'impression que je retire, en fait, de ce que je connais de ses écrits et entretiens c'est que Sloterdijk pense plus dans le prolongement des questions soulevées par Nietzsche que dans le cadre du dispositif hedeggerien. Et ce questionnement fait éclater le cadre dans plusieurs de ses aspects essentiels.

Pour le moment je ne vais examiner que l'exemple de ce texte, initialement écrit pour une conférence, et qui a soulevé une polémique en Allemagne qui grandit au point de devenir un morceau d'anthologie des malentendus. Et cela n'est pas le propos aujourd'hui de se moquer du vieil Habermas qui, drapé dans les reliques trouées de ce qui reste de la Théorie critique, se déconsidère par son manque d'imagination et crampe de gauche bienpensante à l'indignation sclérosée de vierge offensée : vieille fille.

Mais c'est un texte, paru en français sous le titre Règles pour le parc humain -une lettre en réponse à la Lettre sur l'humanisme de Heidegger, qui est la traduction littérale du titre allemand Regeln für den Menschenpark Ein Antwortschreiben zu Heideggers Brief über den Humanismus qui parle dans la perspective de l'anthropogenèse et qui se rapporte aux postures des deux penseurs sus-nommés. Nietzsche et Heidegger, bien sûr. Et je ne trouve en rien fastidieux d'écrire ces deux noms côte-à-côte une fois de plus.

Comme ses propos sont difficiles à résumer, puisqu'il y a tout de même ici une certaine densité d'idées et que par ailleurs le style de Sloterdijk, même en français -où il bénéficie du travail d'excellents traducteurs (ici, grâce soit rendue à monsieur Olivier Mannoni)-, produit des effets assez décapants, nous avons choisi de présenter telle quelle une assez longue citation qui illustre parfaitement certaines données de notre problème :

-- "Nous allons, dans les lignes qui suivent, nous éloigner des instructions données par Heidegger sur l'immobilisation dans les figures finales de la pensée méditative en entreprenant une tentative pour caractériser plus précisément d'un point de vue historique la clairière extatique dans lequel l'être humain se laisse interpeller par l'Être. On verra que le séjour humain dans la clairière - en termes heideggeriens, le fait que l'homme se tienne ou soit tenu dans la clairière de l'Être -- ne constitue nullement un rapport ontologique primitif qui ne serait accessible à aucun autre questionnement. Il existe une histoire, résolument ignorée par Heidegger, de la sortie de l'être humain dans la clairière - une histoire sociale de la manière dont l'homme peut être touché par la question de l'être, et une mobilité historique dans l'ouverture béante de la différence ontologique.

-- Il faut parler ici, d'une part, d'une histoire naturelle de l'impassibilité (Gelassenheit), par la force de laquelle l'être humain a pu devenir l'animal ouvert au moinde, capable de "faire face" au monde, et d'autre part d'une histoire sociale de apprivoisements par lesquels les hommes se sont, à l'origine, découverts comme les créatures qui se rassemblent pour correspondre au tout. L'histoire réelle de la clairière - dont doit partir une réflexion sur l'être humain approfondie au-delà de l'humanisme - est donc constituée de deux grands récits qui convergent dans une perspective commune, le récit de la manière dont l'animal sapiens est devenu l'homme sapiens. Le premier de ces deux récits rend compte de l'aventure de l'hominisation. Il raconte comment, dans les longues périodes de la préhistoire préhumaine et humaine, le mammifère vivipare qu'est l'homme est devenu une espèce composée de créatures prématurées qui - si l'on pouvait utiliser un terme aussi paradoxal - se sont présentées dans leur environnement avec un excédent croissant d'inachèvement animal. Ici s'accomplit la révolution anthropogénétique - l'ouverture par l'explosion, la transformation de la naissance biologique en un acte du venir-au-monde. Dans sa réserve obstinée à l'égard de toute anthropologie, et dans sa fièvre de conserver ontologiquement pur le point de départ dans l'être-là et dans l'être-dans-le-monde de l'être humain, Heidegger est loin d'avoir tenu suffisamment compte de cette explosion. Car le fait que l'homme ait pu devenir la créature qui est dans le monde, a des racines dans l'histoire de l'espèce, racines auxquelles on peut faire allusion en invoquant les concepts abyssaux de la naissance prématurée, de la néoténie et de l'immaturité animale chronique de l'être humain. On pourrait aller jusqu'à désigner l'être humain comme une créature qui a échoué dans son être-animal et son demeurer-animal. En échouant comme animal, la créature indéterminée est précipitée hors de l'environnement et acquiert ainsi le monde, au sens ontologique. Ce venir au monde extatique et cette orientation vers l'Être ont été déposés dans le berceau de l'être humain, avec l'héritage de l'histoire de l'espèce. Si l'homme est dans-le-monde, c'est parce qu'il appartient à un mouvement qui l'apporte au monde et l'expose au monde. Il est le produit d'une hyper-naissance qui fait du nourrisson (Säugling) une créature du monde, un Weltling.

-- Cet exode n'engendrerait que des animaux psychotiques si, en même temps que l'avancée dans le monde, n'avait pas eu lieu une entrée dans ce que Heidegger nomme la maison de l'Être. Les langues traditionnelles de l'espèce humaine ont permis de vivre l'extase de l'être-dans-le-monde en montrant aux hommes comment leur être-auprès-du-monde peut aussi être vécu comme un être-auprès-de-soi-même. Dans cette mesure, la clairière est un événement à la limite de l'histoire de la nature et de la culture, et le venir-au-monde humain prend très tôt les traits d'un venir-au-langage."


Alors, qu'est-ce qui ressort de cette longue citation, en surplus de cet enchaînement d'idées et selon notre questionnement ? Bien, d'abord, il ne fait pas de doute que Sloterdijk reconnaît l'importance fondamentale de l'intuition de l'éclaircie pour penser l'anthropogenèse. Heidegger a ouvert à la réflexion tout un nouveau domaine de compréhension de l'être de l'homme.

Heideggerienne aussi est la reconnaissance du véhicule principal du langage.

L'accord continue aussi jusque sur la nécessité du dépassement de l'humanisme rassis. Je tiens, personnellement en réserve la possibilité d'un humanisme tragique ou problématique, ou prospectif, ou dialectique et dynamique, comme on voudra mais je pense au style particulier de l'humanisme de Sartre. Cela peut être un problème, en théorie, mais c'est une figure envers laquelle je conserve toute ma sympathie.

Je retiens aussi la traduction de Gelassenheit par "impassibilité" : nettement plus intéressante que la classique "sérénité", au sourire lisse. Masque. Marilyn suicidée. Oui, Jean-Marc, l'homme est passible mais pas de tous les péchés qu'on veut lui faire porter. Il cherche à vivre avant de s'interroger. Ce sont les conflits et les menaces, la peur, premier mobile, qui la guident, plus souvent que l'amour.

L'histoire récente des guerres est inimaginable sans l'étonnante impassibilité dont l'homme est aussi capable même devant les orages d'acier. C'est une intuition réaliste que Sloterdijk partage encore, je crois, avec Heidegger.

Mais à part ça on voit que, un peut partout, aussitôt en fait qu'il en a l'occasion, le "disciple" se fait fort de donner la leçon au "maître". L'attitude de Sloterdijk envers Heidegger est presque toujours et partout aussi irrévérencieuse que possible. L'honnêteté de la dette intellectuelle ne l'empêche pas de désapprouver l'attitude et de conspuer les compromissions. Il y a de certaines complicités avec lesquelles le camarade Sloterdijk refuse obstinément de se voir confondu. Rien de völkisch dans sa prose.

mardi 12 mai 2009

La mystification de l'Être

Heidegger, dans sa Lettre sur l'humanisme, écrit (p. 57) : "La métaphysique pense l'homme à partir de l'animalitas, elle ne pense pas en direction de son humanitas."

Ne peut-elle pas faire les deux ? Je veux dire, est-ce une véritable alternative ? Est-il fatal que cela soit posé comme une dichotomie ? Cette manière de penser relève de la "méthode de la division" expliquée par Platon dans son dialogue didactique Le Sophiste qui n'est encore que la forme rudimentaire de la logique.

Heidegger semble exclure la possibilité qu'une métaphysique puisse lier et faire les deux : penser l'être de l'homme à partir de l'animalitas et aussi en direction de son humanitas. Celle-ci pourrait à la fois expliquer sa provenance matérielle et son émergence mentale et psychologique en direction du spirituel : la connaissance de la forme, unique et englobante, de l'univers, peut-être même (virtuellement) infini !

Je pense que Nietzsche réalise une telle pensée, dont Heidegger ne conçoit même pas la possibilité, parce qu'il oppose trop rigidement l'animalitas et l'humanitas et ne voit pas comment l'histoire du vivant passe de l'un à l'autre.

Quand il écrit, juste après, que "l'homme ne déploie son essence qu'en tant qu'il est revendiqué par l'Être", cela n'est qu'une pétition de principe. J'y vois de l'obscurantisme et de la poudre jetée aux yeux. Des générations d'intellectuels chagrins et extatiques, en attente du mystère presque ineffable, s'y seront laisser abuser.

L'image de la clairière est séduisante, bucolique même. Cependant l'anthropogenèse ne proviendrait-elle pas d'une suite de variations dans les agencements déterminés et matériels ? L'homme ne serait pas émergence à partir d'une complexification organique et unifiante ? D'ailleurs, l'"homme" est un concept vide et abstrait car jusqu'à preuve du contraire il y a surtout des hommes et des femmes existant dans toutes leurs différences variées. Certains même hésitent entre les deux sexes de diverses manières.

Je pense que Heidegger retombe dans une des formes de l'humanisme qu'il prétend critiquer lorsqu'il coupe l'homme de toutes les autres formes étantes. C'est une résurgence sournoise de l'orgueil chrétien refoulé de sa jeunesse. L'affect majeur de la pensée-Heidegger est l'orgueil, celui de Sartre, la générosité. Jugeons l'arbre à ses fruits. Faites comme vous voulez, moi je choisis mon camp : Nietzsche, Marx et Sartre (je n'ai pas dit Freud) contre Heidegger.

Le déni de l'organique n'est pas très subtil : "Autant vaudrait prétendre enfermer dans l'énergie atomique l'essence de la nature." (p. 59) Mais la physique moderne n'a absolument rien à faire, n'a aucun usage de la notion surannée d'"essence". Voilà où pointe l'oreille de la vieille métaphysique.

Marx dit déjà, en rupture avec le vieil humanisme : "l'essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé, dans sa réalité c'est l'ensemble des rapports sociaux." (VIe thèse sur Feuerbach, traduction retouchée par moi JP). Ce qui signifie que pour émanciper les hommes, afin qu'ils deviennent pleinement humains, c'est-à-dire plus responsables de leur sort, il faut penser les formes de la société et transformer son agencement dans un sens qui élimine et pourchasse la part intolérable de l'injustice.

La notion de justice n'est pas non plus ici une essence planant dans les airs, mais elle se définit en fonction même de l'anthropogenèse : une société plus juste est celle qui donne la chance à chacun de développer ses talents et de contribuer à sa manière unique, les différences étant, plus que tolérées, reconnues comme valeur : la véritable richesse.

Diversité, richesse : oppositions, compositions : différences et affinement de la pensée sous la direction de l'affect moteur de la générosité. Ce que manque Heidegger c'est précisément le passage à travers le temps des formes de la matière de l'organique au mental et du mental au spirituel.

Dans le tournant, qui coïncide avec la dé-faite du nazisme, Heidegger se voit obligé de courber son orgueil, de jouer le jeu politique et poétique de l'humilité en quelque sorte, mais l'orgueil domine encore secrètement son œuvre de bout en bout et il restera jusqu'à la fin le donneur de leçons que les Allemands trouvent insupportable. C'est pourquoi afin de survivre philosophiquement il doit avoir recours aux Français, qui eux trouvaient insupportable la détermination sartrienne de ne pas jouer à cache cache avec sa liberté, devant la nécessité, autrement dit, de choisir son camp, sans la ressource de reporter aux calendes grecques l'improbable découverte de la vérité de l'Être.

Quand monsieur Heidegger dit que le renversement d'une proposition métaphysique reste une proposition métaphysique il ne dit pas aussi qu'il peut arriver qu'il en soit autrement. Dire que l'existence précède l'essence c'est changer le statut de l'existence si l'on dit aussi comment et pourquoi elle la précède : parce qu'elle la produit. Les seules "essences" sont produites par l'existence humaine, cette manière d'être qui construit des significations et du sens, des notions et des concepts aussi bien que des rêves et des chimères.

Et ne méprisons pas les forces qui résident, comme recelées et cachées dans les ressources renouvelées de l'imaginaire. Nous y reviendrons souvent sans doute dans cette œuvre en procès qu'est la présente publication, dans sa forme souple et tranchante.

Mais cette critique qui prétend attraper le défaut de la pensée de Sartre est formelle et stérile et ne doit pas faire illusion. Heidegger en reste au jeu de mots, renvoie à une érudition historique et se paye de formules creuses. Trop profonde ? O grand Être !

L'Être est la mystification de l'anthropogenèse, que Heidegger ne savait concevoir. La destination de l'Être qui est de destiner... le sens de l'être de l'homme, bien sûr, n'est pas une explication, c'est un procédé rhétorique circulaire. Voilà où j'en suis, pour le moment, de ma lecture de la Lettre sur l'humanisme. La suite est à venir quelque part la semaine prochaine.

Je suis pour le moment arrêté en haut de la page 81 (Aubier-Montaigne), là où Heidegger commence à expliciter son intuition de l'Être. Nous verrons si la suite amene du nouveau et qui pourrait, peut-être, renverser notre présente interprétation.

Y a-t-il, par exemple, une telle chose que "l'oubli de l'Être" ? Ou ne doit-on pas plutôt parler d'une découverte de l'univers. Gageons qu'il n'était pas d'abord connu quelque part dans l'œuf. Mais on dirait bien qu'un peu plus loin (p. 87) Heidegger confisque l'amitié de l'homme pour l'Être.

Alors, à bientôt, vous penseurs et vous aussi, simples mortels.

Ph. Ph.