mardi 12 mai 2009

La mystification de l'Être

Heidegger, dans sa Lettre sur l'humanisme, écrit (p. 57) : "La métaphysique pense l'homme à partir de l'animalitas, elle ne pense pas en direction de son humanitas."

Ne peut-elle pas faire les deux ? Je veux dire, est-ce une véritable alternative ? Est-il fatal que cela soit posé comme une dichotomie ? Cette manière de penser relève de la "méthode de la division" expliquée par Platon dans son dialogue didactique Le Sophiste qui n'est encore que la forme rudimentaire de la logique.

Heidegger semble exclure la possibilité qu'une métaphysique puisse lier et faire les deux : penser l'être de l'homme à partir de l'animalitas et aussi en direction de son humanitas. Celle-ci pourrait à la fois expliquer sa provenance matérielle et son émergence mentale et psychologique en direction du spirituel : la connaissance de la forme, unique et englobante, de l'univers, peut-être même (virtuellement) infini !

Je pense que Nietzsche réalise une telle pensée, dont Heidegger ne conçoit même pas la possibilité, parce qu'il oppose trop rigidement l'animalitas et l'humanitas et ne voit pas comment l'histoire du vivant passe de l'un à l'autre.

Quand il écrit, juste après, que "l'homme ne déploie son essence qu'en tant qu'il est revendiqué par l'Être", cela n'est qu'une pétition de principe. J'y vois de l'obscurantisme et de la poudre jetée aux yeux. Des générations d'intellectuels chagrins et extatiques, en attente du mystère presque ineffable, s'y seront laisser abuser.

L'image de la clairière est séduisante, bucolique même. Cependant l'anthropogenèse ne proviendrait-elle pas d'une suite de variations dans les agencements déterminés et matériels ? L'homme ne serait pas émergence à partir d'une complexification organique et unifiante ? D'ailleurs, l'"homme" est un concept vide et abstrait car jusqu'à preuve du contraire il y a surtout des hommes et des femmes existant dans toutes leurs différences variées. Certains même hésitent entre les deux sexes de diverses manières.

Je pense que Heidegger retombe dans une des formes de l'humanisme qu'il prétend critiquer lorsqu'il coupe l'homme de toutes les autres formes étantes. C'est une résurgence sournoise de l'orgueil chrétien refoulé de sa jeunesse. L'affect majeur de la pensée-Heidegger est l'orgueil, celui de Sartre, la générosité. Jugeons l'arbre à ses fruits. Faites comme vous voulez, moi je choisis mon camp : Nietzsche, Marx et Sartre (je n'ai pas dit Freud) contre Heidegger.

Le déni de l'organique n'est pas très subtil : "Autant vaudrait prétendre enfermer dans l'énergie atomique l'essence de la nature." (p. 59) Mais la physique moderne n'a absolument rien à faire, n'a aucun usage de la notion surannée d'"essence". Voilà où pointe l'oreille de la vieille métaphysique.

Marx dit déjà, en rupture avec le vieil humanisme : "l'essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé, dans sa réalité c'est l'ensemble des rapports sociaux." (VIe thèse sur Feuerbach, traduction retouchée par moi JP). Ce qui signifie que pour émanciper les hommes, afin qu'ils deviennent pleinement humains, c'est-à-dire plus responsables de leur sort, il faut penser les formes de la société et transformer son agencement dans un sens qui élimine et pourchasse la part intolérable de l'injustice.

La notion de justice n'est pas non plus ici une essence planant dans les airs, mais elle se définit en fonction même de l'anthropogenèse : une société plus juste est celle qui donne la chance à chacun de développer ses talents et de contribuer à sa manière unique, les différences étant, plus que tolérées, reconnues comme valeur : la véritable richesse.

Diversité, richesse : oppositions, compositions : différences et affinement de la pensée sous la direction de l'affect moteur de la générosité. Ce que manque Heidegger c'est précisément le passage à travers le temps des formes de la matière de l'organique au mental et du mental au spirituel.

Dans le tournant, qui coïncide avec la dé-faite du nazisme, Heidegger se voit obligé de courber son orgueil, de jouer le jeu politique et poétique de l'humilité en quelque sorte, mais l'orgueil domine encore secrètement son œuvre de bout en bout et il restera jusqu'à la fin le donneur de leçons que les Allemands trouvent insupportable. C'est pourquoi afin de survivre philosophiquement il doit avoir recours aux Français, qui eux trouvaient insupportable la détermination sartrienne de ne pas jouer à cache cache avec sa liberté, devant la nécessité, autrement dit, de choisir son camp, sans la ressource de reporter aux calendes grecques l'improbable découverte de la vérité de l'Être.

Quand monsieur Heidegger dit que le renversement d'une proposition métaphysique reste une proposition métaphysique il ne dit pas aussi qu'il peut arriver qu'il en soit autrement. Dire que l'existence précède l'essence c'est changer le statut de l'existence si l'on dit aussi comment et pourquoi elle la précède : parce qu'elle la produit. Les seules "essences" sont produites par l'existence humaine, cette manière d'être qui construit des significations et du sens, des notions et des concepts aussi bien que des rêves et des chimères.

Et ne méprisons pas les forces qui résident, comme recelées et cachées dans les ressources renouvelées de l'imaginaire. Nous y reviendrons souvent sans doute dans cette œuvre en procès qu'est la présente publication, dans sa forme souple et tranchante.

Mais cette critique qui prétend attraper le défaut de la pensée de Sartre est formelle et stérile et ne doit pas faire illusion. Heidegger en reste au jeu de mots, renvoie à une érudition historique et se paye de formules creuses. Trop profonde ? O grand Être !

L'Être est la mystification de l'anthropogenèse, que Heidegger ne savait concevoir. La destination de l'Être qui est de destiner... le sens de l'être de l'homme, bien sûr, n'est pas une explication, c'est un procédé rhétorique circulaire. Voilà où j'en suis, pour le moment, de ma lecture de la Lettre sur l'humanisme. La suite est à venir quelque part la semaine prochaine.

Je suis pour le moment arrêté en haut de la page 81 (Aubier-Montaigne), là où Heidegger commence à expliciter son intuition de l'Être. Nous verrons si la suite amene du nouveau et qui pourrait, peut-être, renverser notre présente interprétation.

Y a-t-il, par exemple, une telle chose que "l'oubli de l'Être" ? Ou ne doit-on pas plutôt parler d'une découverte de l'univers. Gageons qu'il n'était pas d'abord connu quelque part dans l'œuf. Mais on dirait bien qu'un peu plus loin (p. 87) Heidegger confisque l'amitié de l'homme pour l'Être.

Alors, à bientôt, vous penseurs et vous aussi, simples mortels.

Ph. Ph.

1 commentaire:

Unknown a dit…

Un autre essai.